Dix ans de cheminement photographique plus tard, Monsieur Bonheur, artiste originaire d’Aulnay-Sous-Bois sort son premier livre : « La trilogie du Bonheur ». Un travail sur le 93, département de la Seine-Saint-Denis, dans lequel il a grandi. Avec son appareil compact argentique, clin d’œil au Kodak jetable jaune 27 poses de son enfance, il raconte ses souvenirs d’adolescence, relate du quotidien des jeunes de quartier et dépeint avec fierté la culture de la rue.
Knit : Tu commences la photographie dans ton quartier il y a dix ans. Tu photographies les gens autour de toi et les territoires laissés dans l'ombre. Qu’est-ce qui te pousse à prendre ton appareil photo pour documenter ton quotidien ?
Monsieur Bonheur : Je me prends une baffe culturelle en arrivant à Paris entre 2013 et 2014. Pour moi, grandir en banlieue et vivre à Paris, ce n’est pas la même chose. Je me suis senti un peu perdu. Je me suis rendu compte de l'impact que la médiatisation sur le 9-3 pouvait avoir sur les gens qui n'avaient jamais mis les pieds là-bas. Même si j’en étais déjà conscient quand j’habitais en banlieue, je ne me rendais pas compte à quel point les gens étaient influencés par ces images que l’on voit à la télévision. Et puis je me suis aussi rendu compte qu'à Paris, il y a beaucoup de négatif. On fantasme beaucoup Paris quand on est en banlieue. Et je pense que le mélange entre cette déception que j’ai eu de Paris et la prise de conscience sur l’image qu’ont les gens de la banlieue, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose pour montrer ma vision, mon 93.


Knit : Quels sont tes souvenirs d'enfance ? Comment les as-tu représentés dans ton travail ?
MB : Dans le premier volet « Alzheimer », j’y ai mis beaucoup de souvenirs qui m’ont façonné. Ce sont des flashs que tu as de ton enfance. Ces flashs-là, on les a tous, mais on ne les considère pas forcément tous de la même manière. La photo de l'épicerie par exemple, que j'appelle « L'urgence ». C’est comme un symbole. C'est une photo à laquelle la plupart des adultes peuvent s’identifier. Que tu aies grandi en milieu populaire, en quartier bourgeois, en milieu rural ou même à l'étranger, je pense qu'on connaît tous cette supérette du coin de la rue où tes parents t’envoyaient en dernière minute pour aller chercher du lait. Je pense qu'on a presque tous vécu cette histoire de jeunesse et c'est ce qui me lie à beaucoup d'autres gens. C'est de cette manière que j'ai compris que ce travail était un travail très personnel, mais que tout le monde pouvait faire. La différence c'est que, l'image que je montre, c'est l'image d’un quartier populaire. C'était une manière pour moi de montrer aux gens que peu importe le milieu dans lequel on grandi, nos souvenirs sont similaires. La seule différence c’est que l’environnement n’est pas le même. Mais les histoires se ressemblent vraiment… et finalement sommes-nous si différents ?

Knit : Dans le deuxième et troisième chapitre - « Thérapie » et « Renaissance » - on va davantage à la rencontre des habitants. Il y a une différence flagrante avec le premier volet. Est-ce que c'était une volonté de ta part de rendre ce travail un peu plus humain ?
MB : Le fait d'avoir commencé à faire des portraits et à prendre des scènes de vie ça m’a amené à passer davantage de temps avec des gens. Quand j’ai travaillé sur la première partie, j'étais beaucoup plus solitaire. Je sortais prendre des photos quand il pleuvait ou quand il faisait gris, parce que je voulais quelque chose d’un peu nostalgique. Là c'était l'inverse, j'y allais en été, il faisait beau je recroisais des amis que je n’avais pas vus depuis des années. Automatiquement ça faisait revenir plein de souvenirs. Ça m'a fait beaucoup de bien parce que je souffrais encore de ce décalage culturel en tant que banlieusard à Paris. J’aimais retourner dans mon quartier le week-end, retrouver ma culture, le langage, les codes, les visages familiers… Et comme avec « Alzheimer », j’y voyais une sorte de thérapie. Les portraits sont nés dans cet élan-là. J'avais envie de montrer le quotidien et la vie dans le 9-3. Cette série « Thérapie », elle était un peu à double sens. C'était une thérapie pour moi, mais c'était aussi une proposition de thérapie pour les autres. Pour pouvoir déconstruire certaines idées reçues, et savoir ce que cela signifie réellement de grandir dans une cité.
J'avais envie de réutiliser les stéréotypes qu'on a de nous, et de les représenter en positif. Choisir d’assumer sa culture, se réapproprier cette image négative et d'en faire une force.
Knit : Déconstruire certaines idées reçues, tout en jouant sur les clichés. Tu peux nous parler de cet aspect de ton travail ?
MB : Au début, quand je commençais à prendre des photos, je voulais vraiment éviter les clichés. Mais au fil du temps, je me suis rendu compte qu’inévitablement, beaucoup de clichés revenaient. Le chien, la bécane, le foot, les survêtements… C’est ce qu'on appelle la culture de la rue. Donc j'ai choisi d'assumer ces photographies et de les défendre. Pendant longtemps, il y avait cette vision toujours négative de la culture populaire française, alors que, comme aux Etats-Unis, c'est une culture à part entière, qui doit être reconnue pour ce qu'elle est. Et qui doit être comprise. Moi j'en suis fier. C'est aussi pour ça que j'ai choisi d’appeler ce deuxième chapitre « Thérapie ». Parce que j'ai pris confiance et force à défendre ce que ça représente d’être un mec de quartier. J'avais envie de réutiliser les stéréotypes qu'on a de nous, et de les représenter en positif. Choisir d’assumer sa culture, se réapproprier cette image négative et d'en faire une force.


Knit : Dans les médias, on représente souvent les cités comme des endroits violents. Dans « La trilogie du Bonheur », tu montres qu'il y a différents types de violences, comme la violence du quotidien. Mais pas seulement. Est-ce que c'était important pour toi d’aborder autant les côtés négatifs que positifs ?
MB : Dès le début, je n'ai jamais eu l‘ambition de faire quelque chose d'angélique. J'ai toujours reproché aux médias de faire un extrême, mais je n'ai jamais reproché aux médias de montrer le côté négatif. Mon intention, c'était juste de montrer une certaine réalité, et donc de montrer le côté positif et négatif. Ça serait mentir de dire que c'est un terrain neutre et de paix. Ce n'est pas le cas. Vivre dans un quartier populaire, c'est difficile, il y a des problématiques. J'aimerais que les médias aient plus de nuances et qu’ils ne parlent pas seulement du côté négatif. Ça donne l'illusion de l'extérieur que ce que l’on voit à la télévision représente 90 % du temps, alors que ce que l'on voit dans les faits divers, ça représente 10 % du quotidien dans une cité. Et encore…
Avec le temps, je me suis rendu compte que mon travail était politique malgré lui.

Knit : Tu dis que ton travail est personnel et universel. Est-ce que tu le décrirais aussi comme politique ?
MB : Pendant longtemps, je n'étais pas du tout politique. Mais avec le temps, je me suis rendu compte qu'effectivement, mon travail était politique malgré lui. Il l'est de fait, étant donné la complexité du territoire dans lequel j'ai grandi et la situation dans laquelle j'ai grandi. Le fait d’en parler c’est politique. Mais de manière générale, j'essaie d'être le plus inclusif possible. Dans le sens où, il y a mes combats personnels et mes engagements : pour la communauté noire, les quartiers populaires. Mais aujourd'hui, je prétends à être plus que ça. Dans mon travail, j'ai vraiment cette envie de faire justice pour l'humanité, pas juste pour mes causes personnelles. Et d'utiliser ma sensibilité, mes connaissances, et malheureusement mon expérience en tant que personne discriminée et exclue pour justement travailler sur d'autres formes d'exclusion qui ne sont pas forcément liées à mon histoire personnelle.
Knit : Qu'est-ce qui t'a poussé à compiler cette trilogie dans un livre ?
MB : Je ne pouvais pas me lancer dans l'édition sans commencer par le commencement. Pour ceux qui commenceront à consommer mes livres, c’est logique qu’ils débutent avec « La trilogie du Bonheur ». Je pense que ça permet de comprendre tout le travail que j'ai fait par la suite. Et comme ça fait dix ans, c’est une bonne occasion pour sortir le livre, pour fêter les dix ans de ce projet.


Knit : Qu'est-ce que ça représente pour toi de sortir un livre photo ?
MB : C’est comme une nouvelle étape. Pendant longtemps, je ne me considérais pas encore comme photographe. Pour moi, sortir mon premier livre, c'est officialiser, finir une série. Et ça crée un sentiment de nostalgie aussi, parce que c'était il y a dix ans. Ça fait ressortir un peu mes photos, ça me fait en reparler. Il y a plein d'émotions qui se mélangent. Mais avant tout, c'est une grande fierté de me dire que je vais avoir un livre avec mon nom et ma série. J'ai juste hâte de voir le livre chez des amis, chez des gens, en librairie, puisque c'est un travail que j'affectionne énormément. J'ai toujours rêvé de le voir dans une librairie. Donc, je suis vraiment très fier.

Knit : Avec du recul, qu'est-ce que tu as appris de ce travail ? As-tu tiré des leçons et des enseignements, après dix ans ?
MB : Déjà, je me suis découvert en tant que photographe. Donc, j'ai une grande passion pour ce travail, parce que c'est vraiment ce qui m'a lancé. Il m'a vraiment aidé à me construire d’un point de vue artistique, mais aussi d’un point de vue personnel. C'est pour ça que j'ai décidé de l'appeler « La trilogie du Bonheur ». Ça m'a amené pour la première fois à éprouver des sentiments de fierté, des sentiments de satisfaction. De se sentir capable de faire des choses. J'avais vraiment du mal avec ça avant. La série m'a beaucoup aidé. Ça a été une vraie grosse thérapie pour moi. Et l’idée du livre, c’est de partager ce processus. Un peu comme un guide, une bible, un livre de cuisine. Pour que chacun puisse le faire avec sa propre vie et à sa manière. Pour moi, tout ça, c'est né d'une crise identitaire. Cette série m'a aidé à en sortir. Et pour moi, le livre, c'est un peu le diplôme de fin d'exercice. C'était une vraie thérapie.